_ La Société Archéologique de Bordeaux est heureuse de vous faire part de la parution du dernier volume de sa collection « Mémoires », Construire
Bordeaux au XVIIIe siècle – Les frères Laclotte, architectes en société (1756-1793).
L’auteur, Philippe Maffre, est membre de la Société archéologique de Bordeaux et conservateur des Antiquité et Objets d’Art au Ministère de la Culture.
Il a soutenu en 1998 à l’université de Michel-de-Montaigne-Bordeaux III une thèse d’histoire de l’art intitulée « Les sociétés Laclotte (1756 – 1793) ».
Il était alors ingénieur au Service régional de l’Inventaire et ses recherches étaient soutenues par Jean-Claude Lasserre, ancien président de la Société archéologique de Bordeaux.
Fidèle aux buts qu’elle s’est donnés depuis l’origine, la Société archéologique de Bordeaux est heureuse de publier l’adaptation
d’un travail de recherche important contribuant à une meilleure connaissance du Bordeaux architectural familier à notre regard.
Philippe Maffre, Construire Bordeaux au XVIIIe siècle – Les frères Laclotte, architectes en société (1756-1793), Société Archéologique de Bordeaux, Bordeaux, 9 novembre 2013.
448 pages
21×27 cm
260 illustrations en couleur et en NB
ISBN 2-908175-14-2
Prix : 39€
Compte rendu par Stéphane Frioux
Pour être la publication d’une thèse d’histoire de l’art soutenue en 1998 sous la direction de Christian Taillard, l’ouvrage que vient de publier Philippe Maffre, conservateur à la Direction régionale des affaires culturelles d’Aquitaine, n’en est pas moins un remarquable livre d’histoire urbaine et sociale.
L’auteur ne relate jamais frontalement les difficultés de sa recherche, qui a été celle d’un bénédictin, sur l’œuvre de trois frères entrepreneurs, associés dans la construction de près d’une centaine de maisons bordelaises, et d’une dizaine d’opérations de spéculation et de voirie à Bordeaux durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Les cartes présentées à la fin de l’ouvrage en témoignent.
S’il sait, par nature, démontrer combien ces architectes et le premier d’entre eux, Étienne Laclotte, contribuent, tout en s’adaptant aux habitudes et aux besoins locaux, aux changements stylistiques et jouent un rôle jusque-là presque insoupçonné dans la transition à Bordeaux vers un nouveau style dit « à la grecque », Philippe Maffre met également à jour leurs liens professionnels et familiaux, ainsi que le rappelle Marie-France Lacoue-Labarthe, présidente de la Société archéologique de Bordeaux, dans la préface de cet ouvrage.
On sait donc mieux, à présent, comment s’est quotidiennement construite la ville durant cette période qui fut celle des Lumières, si intense d’embellissements d’ores et déjà bien connus et consacrés, d’ailleurs, depuis le XIXe siècle. On sait donc mieux aussi, aujourd’hui, et grâce à cette minutieuse recherche, comment les réseaux familiaux, professionnels et sociaux, ont permis à ces sociétés – car il y en eut plusieurs – des trois frères, d’obtenir des commandes, de combler les vœux de leurs maîtres d’ouvrage, de copier ou d’innover au contraire, dans leurs réponses urbanistiques et architecturales à ces commandes.
C’est là une qualité essentielle de cette recherche qui, si elle s’était cantonnée à une contemplation béate et ennuyeuse des formes et des styles, sans s’ancrer dans une histoire sociale et urbaine bien plus profonde, aurait été vouée à l’échec.
L’ouvrage se divise pour ce faire en trois parties qui disent bien la méthode et les objectifs de l’auteur. La première, intitulée « Trente-sept ans d’activités en société à Bordeaux », campe le sujet en commençant par l’implantation d’une dynastie – sans suites d’ailleurs – du père, Jean Laclotte, qui entraîne ses trois fils maîtres maçons dans des formes d’associations tour à tour distinctes, confuses et parfois informes. Si la formation d’Étienne est un peu mieux connue que celle de ses frères Michel et Jean, l’organisation corporative, associative et clientéliste de leur travail est rétablie dans l’ouvrage dans toute sa complexité, faisant la part entre les relations filiales, les réseaux des compagnons et des obligés, les travaux réalisés pour d’autres architectes, les montages temporaires pour certaines opérations, et ceux plus solides en fonction des chantiers : des affaires « diversifiées », des travaux de moindre importance jusqu’à ceux que dépasse l’architecture, comme ces investissements dans le jeu de paume du cours de Tourny ou encore le théâtre Molière (p. 98-100).
La deuxième partie, intitulée « Une grande variété de constructions », s’ouvre sur les travaux réalisés pour l’Église et ses chapitres bordelais. Ce ne sont pas que des commandes de prestige, mais elles donnent de la notoriété et ouvrent à d’autres, civiles. La participation des Laclotte aux embellissements menés à Bordeaux sous l’impulsion de l’intendant Tourny est indéniable. Non contents de se greffer sur eux, les frères Laclotte les développent considérablement par des initiatives privées tels les lotissements Dumas et Mitchell, Hustin, Duplessy ; tous ces quartiers de la rue Fondaudège, de la place Dauphine et des faubourgs occidentaux de Saint-Seurin (p.147-231). On retrouve là des phénomènes d’entraînement collectif que l’initiative publique a pu susciter dans les procès de la rénovation urbaine du Bordeaux des Lumières, et qui sont toujours à l’œuvre.
Enfin, la troisième partie, intitulée « Une architecture spécifique ? », répond aux désirs de tout lecteur amoureux de la mère des arts. Mais Philippe Maffre l’amorce à dessein par des considérations bien peu artistiques. En partant, en effet, des règlements de voirie municipaux, des règles d’hygiène et de solidité, de police des édifices, des contraintes inhérentes au commerce des matériaux de toute sorte, il analyse les types d’habitat construits par les Laclotte : ces échoppes sont-elles vraiment une forme d’habitation spécifique à Bordeaux, et ces petites maisons locatives une alternative à l’habitat vertical (p. 323 sqq.) ; les maisons à entrepôt ou encore les hôtels particuliers constituent-ils des innovations, tout comme les maisons de campagne construites par les trois frères ? Il faut disserter de cela avant de s’intéresser aux éléments de décor et de second œuvre qui constituent le dernier chapitre de l’ouvrage.
En relatant, par le menu de ses sphères sociales et professionnelles, l’ascension puis l’oubli d’une génération de bâtisseurs bordelais au XVIIIe siècle, sous le « spectre honteux de la spéculation » (p. 393), Philippe Maffre sait ainsi nous faire découvrir avec un bonheur et une érudition évidente tout le plaisir et le savoir à partager que peuvent susciter les recherches qui aident à mieux comprendre la formation et l’histoire des villes. L’architecture de Bordeaux, cet héritage monumental et désormais consacré au titre du patrimoine mondial depuis 2007, ne serait rien s’il n’était associé à des formes de production finalement banales et des plus ordinaires. Cet héritage met à jour, à travers cette publication, l’indissociable lien entre les formes bâties que nous connaissons encore aujourd’hui et les modes de production qui l’ont autrefois concrétisé.